17 – SUR LES DALLES DE LA MORGUE

Comme il tournait au bout du pont Saint-Louis, le docteur Ardel, le célèbre médecin légiste, professeur de la Faculté de Médecine qui tant de fois avait, par ses expertises savantes, orienté vers la vérité les plus difficultueuses enquêtes judiciaires, aperçut devant la Morgue M. Fuselier, juge d’instruction qui causait avec l’inspecteur Juve.

— Je suis en retard, messieurs ? désolé de vous avoir fait attendre !...

Et comme le magistrat et l’inspecteur de police protestaient :

— Eh bien, messieurs, puisque vous ne m’avez pas attendu, ne vous vengez point en vous faisant désirer par votre cliente... Par ici, messieurs, tout droit, nous allons entrer à l’amphithéâtre, si vous le voulez bien, nous serons plus à notre aise...

Le docteur Ardel, guidant ses hôtes, faisait les honneurs :

— La maison n’est pas gaie !... elle a sinistre réputation, mais enfin, messieurs, je la mets à votre disposition !... Nous sommes ici chez nous. M. Fuselier, vous allez pouvoir enquêter avec toute la tranquillité voulue. M. Juve vous serez parfaitement libre pour poser à votre cliente les questions les plus indiscrètes...

Il disait cela, le docteur Ardel, à haute voix, en soulignant chacune de ses paroles d’un gros rire, bon enfant, dépourvu de toute malice.

Sans d’ailleurs laisser à ses interlocuteurs le temps de lui répondre, le docteur poursuivait :

— Vous m’excusez ? Je vous quitte, deux minutes, pour passer une blouse, enfiler des gants de caoutchouc... Dame ! il faut toujours compter avec les piqûres anatomiques !...

— Dites-moi, mon cher Juve, demanda M. Fuselier, j’ai, ce matin, au reçu de votre petit bleu, immédiatement accédé à votre désir et demandé à Ardel de nous convoquer tous les deux cet après-midi, mais, en fait, je ne sais trop le but que vous poursuivez... Que venez-vous chercher ici ?

Juve, les deux mains dans ses poches, se promenait de long en large devant la table de dissection légèrement surélevée qui se dressait au fond de l’amphithéâtre.

À la question du magistrat, il suspendit net sa promenade et se tournant vers M. Fuselier :

— Ce que je viens chercher ici ? répondit-il au magistrat, je n’en sais rien moi-même ! ou plutôt, je n’ose pas me l’avouer... C’est le mot de l’énigme !

— Bigre !...

— C’est, Monsieur Fuselier que les choses ne sont pas simples.

— Mon Dieu !...

— Le rôle de la fille Joséphine est de moins en moins clair. C’est la maîtresse du Loupart, elle le dénonce, reçoit deux balles de lui, puis, d’après le témoignage de Fandor, devient en quelque sorte sa complice, à l’occasion d’un vol si hardi qu’il faut chercher dans les annales de la criminalité américaine pour en trouver un pareil...

— L’affaire du train ?

— Oui... Laissons Joséphine de côté. Nous avons en face de nous, deux inconnus... le docteur Chaleck, d’abord, homme du monde, personne cultivée et qui, cependant, apparaît comme chef de malfaiteurs. Ce que nous savons sur lui de certain, c’est qu’il a tiré sur Joséphine, puis qu’il a pris part à l’affaire de la Halle-aux-Vins. Reste le Loupart et cet individu-là, le principal criminel, je pense, nous l’ignorons. Un apache ? oui, peut-être. Mais, alors, à quel titre connaît-il le docteur Chaleck ? Un homme du monde ? non ! il n’aurait pas Joséphine pour maîtresse... Un assassin ? l’assassin de la femme trouvée morte, cité Frochot ?... peut-être !... rien ne le prouve !...

— Oh ! Comme vous y allez, Juve.

— Non ! rien ne le prouve ! Il faudrait, pour l’affirmer savoir quelle est cette femme, pourquoi elle a été tuée ? Comment elle a été tuée ?... Car, enfin, et Juve se croisant les bras regardait anxieusement M. Fuselier, non seulement nous ne connaissons pas l’identité de cette victime, mais encore nous ignorons la façon dont elle a été assassinée !... Si nous le connaissions, nous saurions peut-être quel est l’assassin : Chaleck ? le Loupart ?

M. Fuselier marqua un temps :

— Bien, fit-il, puis, très grave :

— Juve, votre imagination est terrible ! Vous soulevez tant d’hypothèses, qu’après vous avoir écouté deux secondes, l’esprit le plus pondéré s’affole. Il manque une conclusion, d’ailleurs.

— Laquelle ?

— Attendez. Quelle piste suivez-vous ?

— La piste de la morte... C’est la femme que nous allons examiner tout à l’heure qui doit me dire de quel côté orienter mes recherches.

— Vous ne soupçonnez pas... Fantômas, Juve ?

— Si ! dit le policier. Derrière le Loupart, derrière Chaleck, toujours et partout, vous avez raison. Monsieur Fuselier, c’est Fantômas que je cherche !...

Peut-être allait-il en dire plus long, mais le docteur Ardel fit son entrée.

Le praticien en revêtant la livrée de l’expert avait, phénomène assez commun, repris des apparences de gravité doctorale...

— Allons-y, dit ce dernier, et au brancardier qui arrivait :

— Veuillez apporter le cadavre enfermé dans le frigorifique N° 6...

Sur une sorte de chariot deux hommes poussèrent au milieu de l’amphithéâtre le cadavre de l’inconnue.

— Voyez-la, regardez-la, dit Ardel, tâchez d’arriver à une identification. Pour moi, mon rôle d’expert est terminé. Je suis prêt à déposer mon rapport.

Fuselier et Juve se penchent longuement sur le cadavre :

Mais le corps n’était qu’une plaie, méconnaissable même de ses proches, lesquels ?

Juve se releva :

— Voyons, disait-il, je me rends parfaitement compte, docteur que je ne puis, moi, simple policier, découvrir quoi que ce soit en examinant ce corps. L’anthropométrie n’est pas applicable en l’espèce. C’est donc à vous, monsieur le professeur, de nous renseigner...

— Sur quoi ?

— Comment cette femme a-t-elle été tuée ?

— Non, demandez-moi de quoi elle est morte ?

— C’est la même chose ?...

— Du tout ! Vous dire de quoi elle est morte, c’est tout simplement vous expliquer par le fait de quel acte physiologique cette femme est décédée, vous dire comment elle est morte, ce serait vous expliquer comment l’acte physiologique a été produit...

— Monsieur le professeur, répondit-il, ne jouons point sur les mots. Que vous a appris l’examen de ce cadavre ?

— Rien, ou peu de chose ! fit-il. La mort, dans l’espèce, n’a pas été amenée par une contusion plutôt que par une autre, par une plaie intéressant tel ou tel organe. De l’examen auquel je me suis livré, il résulte nettement qu’un épanchement sanguin généralisé s’est produit chez la victime. En disséquant ce cadavre, j’ai eu la surprise de trouver tous les vaisseaux sanguins éclatés, le cœur, les veines, les artères et même les poches pulmonaires...

— Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

— Attendez !... De plus les os eux-mêmes sont brisés, fragmentés en une infinité de petits morceaux.

— C’est inimaginable !

— Enfin, il est loisible de constater, tant sur les membres, que sur le corps tout entier une ecchymose généralisée, allant depuis le sommet du cou jusqu’à l’extrémité des membres inférieurs...

— Mais, quelle idée générale ces diverses constatations vous ont-elles suggérée sur la cause de la mort ?

— Une idée bizarre, monsieur Juve, une idée qu’il m’est difficile de définir. On dirait que le corps de cette femme a passé sous un laminoir !...

M. Fuselier regarda Juve :

— Que déduire de tout cela ? demanda-t-il.

— Je me pose la question, répondit Juve. Le professeur Ardel établit scientifiquement les indécisions auxquelles un examen grossier m’a conduit. Comment l’assassin a-t-il procédé ? c’est de plus en plus mystérieux...

— C’est à ce point, faisait-il, que, même en imaginant les pires complications, je n’arrive véritablement pas, monsieur, à concevoir un instrument susceptible d’écraser ainsi un être humain...

Juve, nerveusement reprit sa promenade de long en large dans l’amphithéâtre. M. Fuselier réfléchissait...

— Je ne crois pas, fit le magistrat, que nous ayons autre chose à voir ici ? Il est évident, Juve, que ce cadavre ne peut nous être, à vous ou à moi, d’aucun « enseignement pour l’enquête », car si la science de M. le professeur Ardel est demeurée désarmée...

Mais Juve revenait vers la victime.

— Ce cadavre, non, dit-il, mais il y a autre chose...

Et se tournant vers le professeur :

— Pourriez-vous nous faire apporter ici les vêtements qui habillaient cette femme ?...

— Très facilement !...

Du sac qu’un employé venait de lui remettre, Juve extrayait successivement la défroque de la morte. Un à un, il examinait les vêtements qu’il en tirait. Les souliers du bon faiseur, les bas de soie brodés à jours, la chemise, le pantalon de lingerie fine, le corset de bonne coupe...

— Rien ! dit-il, ni marque sur ce linge ! ni indication du fournisseur.

Mais Juve, soudain se ravisa :

De sa poche, il venait de tirer un mince canif dont il sortait la petite lame :

— Je ne négligerai rien ! déclara-t-il, j’en aurai le cœur net !...

S’agenouillant sur le sol, reprenant, un à un, les vêtements de la morte, il entreprit de sonder les coutures, de transpercer les parements des manches, de défaire les ourlets...

— Vous êtes fou ! dit Fuselier... Que cherchez-vous ?...

— Ah !... qu’est ceci ?...

Juve, en introduisant la lame de son couteau dans le col de velours du corsage, avait cru sentir qu’il froissait un papier !...

En deux coups de canif, il avait fendu l’étoffe... Non ! il ne s’était pas trompé ! entre le velours et la doublure, il trouvait un mince rouleau de papier, froissé, taché de sang, déchiré malheureusement...

D’un même mouvement, le docteur et M. Fuselier s’étaient précipités à genoux près du policier :

Mais Juve tremblait si fort, qu’il hésitait une seconde...

Du bout des doigts, Juve déroulait le feuillet froissé. Il le lissait soigneusement, l’étalait sur le sol...

— C’est bien un document ! voici ce que je lis... En tête, se trouvent des mots déchirés que je ne puis reconstituer... après, je vois ce bout de phrase :

« Bonté du Dieu en qui j’espère... »

Mais je lis ensuite :

« Je ne veux pas mourir avec ce remords... je ne veux pas risquer qu’il me tue pour anéantir ce secret... j’écris cette confession, je lui dirai qu’elle est déposée en lieu sûr... oui, j’ai été cause de la mort de ce malheureux comédien, oui, Valgrand a payé le crime commis par Gurn... oui, j’ai envoyé Valgrand à l’échafaud en le faisant passer pour Gurn, qui, je me le demande parfois, est peut-être Fantômas ! »

Juve avait lu ces lignes d’une voix entrecoupée, mais cependant distincte.

— Quoi ?...

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est... fit Juve, dominant son énervement, c’est signé... c’est signé : Lady Beltham !...

— Lady Beltham !... Juve ! vous dites Lady Beltham ?

Le doigt sur le papier, Juve épelait encore :

— Monsieur Fuselier, il n’y a pas de doute...

Le policier tendit au juge d’instruction le minuscule feuillet sur lequel il venait de lire ce nom qui le remuait si profondément, qui bouleversait aussi le magistrat.

— Lady Beltham !...

Certes, officiellement, ses chefs de la Préfecture, le Parquet, M. Fuselier, lui-même s’étaient toujours refusés à admettre l’existence de Fantômas, et par suite que Gurn fût Fantômas, que Gurn fût l’amant de Lady Beltham, et, surtout que Gurn eût échappé à la guillotine ! Il n’y avait que deux hommes à connaître la vérité, lui, Juve, et Fandor !...

Juve lisait et relisait, lisait encore, sans se lasser, le papier qu’il venait de découvrir...

Parbleu, c’était clair ! pensait-il, Lady Beltham, toute criminelle qu’elle fût, était avant tout l’amoureuse passionnée de Fantômas... Et le papier qu’il avait entre les mains était le reste d’un document où, dans un jour de détresse morale, elle avait avoué ses remords, proclamé la vérité.

Et reprenant, ligne par ligne, le mystérieux document, Juve se demandait encore :

« Je ne veux pas qu’il me tue pour anéantir ce secret... »

Quand Lady Beltham a écrit cela, elle était donc fâchée avec Gurn ? Puis, que veut dire encore cette phrase dubitative :

« Gurn qui, je me le demande quelquefois, est peut-être Fantômas ! »

Lady Beltham ne connaissait donc pas l’identité exacte de son amant ?

« Je lui dirai qu’elle est déposée en lieu sûr... »

***

Parbleu ! c’était évident, la morte avait caché sa confession sur elle dans la doublure de son corsage...

Fiévreusement, Juve avait repris les vêtements qui traînaient sur le sol, il en explorait soigneusement le tissu, il en faisait une méticuleuse inspection...

— Il est impossible, pensait-il, que je ne trouve pas un autre document... le commencement de cette confession... il me le faut !... il me le faut !...

Juve soudain interrompait ses recherches...

— Malédiction !...

Et, du doigt il montrait à M. Fuselier – dissimulée dans la doublure d’une fausse poche de jupon – une nouvelle cachette, déchirée, vide hélas !...

— Parbleu ! cette femme avait divisé sa confession en plusieurs fragments... et si on l’a tuée c’est assurément pour lui ravir ces papiers compromettants... or, l’assassin est parvenu à son but... Tenez, Fuselier, cette cachette vide, c’est la preuve de ce que j’avance... et le hasard seul a permis à la page dissimulée dans le col d’échapper à l’assassin et de tomber entre mes mains... Pourtant... non ! je ne veux pas me décourager…

Mais les recherches du policier demeurèrent vaines... Il se levait enfin et, d’un geste fou, prenant le bras de M. Fuselier, le traînait devant la dalle de pierre où le cadavre, tout à l’heure inconnu, souriait d’un sourire hideux...

— M. Fuselier, cria Juve, la morte a parlé ! M. Fuselier, celle qui n’est plus, c’était lady Beltham ! ce corps, c’est le corps de Lady Beltham !...

Le magistrat recula terrifié. Il murmurait :

— Mais que serait donc le docteur Chaleck ? que serait donc le Loupart ?...

Juve n’hésitait point :

— Demandez à Fantômas.

Et, quittant sans leur dire adieu le magistrat et le professeur Ardel, Juve soudain quitta la Morgue, les traits si bouleversés, qu’en le croisant les passants murmuraient tout bas :

— C’est un assassin.